TESTO FRANCESE
LE LAC
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Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour?
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[...]
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Un soir, t'en souvient-il? nous voguions en silence;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
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Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos:
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots:
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"O temps! suspends ton vol, et vous, heures propices!
Suspendez votre cours:
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours!
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"Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent,
Oubliez les heureux.
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"Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit;
Je dis à cette nuit: "Sois plus lente"; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
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[...]
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Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à long flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur?
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[...]
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Eternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez?
Parlez: nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez?
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O lac! rochers muets! grottes! forêt obscure!
Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir!
[...]
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(Alphonse de Lamartine, "Méditations poétiques", 1820)
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LE BATEAU IVRE
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les hâleurs:
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes hâleurs ont fini ces tapages
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.
[...]
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots!
[...]
Et dès lors, je me suis baigné dans la Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend;
[...]
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau;
[...]
Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
..
(Arthur Rimbaud, "Poésies", 1871)
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"LA SOLITUDE EST UN VIN FORT"
[...] Log-book. Trois heures du matin. Lumineuse insomnie. Je déambule dans les galeries humides de la grotte. Enfant, je me serais évanoui d'horreur en voyant ces hombres, ces fuites de perspectives voûtées, en entendant le bruit d'une goutte d'eau s'écraser sur une dalle. La solitude est un vin fort. Insupportable à l'enfant, elle enivre d'une joie âpre l'homme qui a su maîtriser, quand il s'y adonne, les battements de son coeur de lièvre. Ne serait-ce pas que Speranza couronne un destin qui s'est dessiné dès mes premières années? La solitude et moi, nous nous sommes rencontrés lors de mes longues promenades méditatives sur les bords de l'Ouse, et aussi quand je m'enfermais jalousement dans la librairie de mon père avec une provision de chandelles pour tenir la nuit, ou encore lorsque je refusais à Londres d'user des lettres de recommandation qui m'auraient introduit chez des amis de ma famille. Et je suis entré en solitude, comme on entre tout naturellement en religion après une enfance trop dévote, la nuit où la Virginie a achevé sa carrière sur les récifs de Speranza. Elle m'attendait depuis des temps sur ces rivages, la solitude, avec son compagnon obligé, le silence... Ici je suis devenu peu à peu une manière de spécialiste du silence, des silences, devrais-je dire. De tout mon être tendu comme une grande oreille, j'apprécie la qualité particulière du silence où je baigne. Il y a des silences aériens et parfumés comme des nuits de juin en Angleterre, d'autres ont la consistance glauque de la souille, d'autres encore sont durs et sonores comme l'ébène. J'en arrive à sonder la profondeur sépulcrale du silence nocturne de la grotte avec une volupté vaguement nauséeuse qui m'inspire quelque inquiétude. Déjà le jour, je n'ai pas pour me retenir à la vie une femme, des enfants, des amis, des ennemis, des serviteurs, des clients qui sont comme autant d'ancres fichées en terre. Pourquoi faut-il qu'au coeur de la nuit je me laisse de surcroît couler si loin, si profond dans le noir? Il se pourrait bien qu'un jour, je disparaisse sans trace, comme aspiré par le néant que j'aurais fait naître autour de moi.
(Michel Tournier, d'après "Vendredi ou les limbes du Pacifique", 1967)
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